Et le son devint signe

Et le son devint signe...

Un article de L'Express, N°2093 de août 1991.

L 'écriture est née il y a 3000 à 4000 ans avant notre ère, à Sumer. Pourquoi ? Mystère.
Il y a quelques dizaines de milliers d'années que les hommes ont pris l'habitude de peindre, de graver, de créer des signes, qui déjà, annoncent l'écriture. Dans les grottes de Lascaux, entre 30000 et 35000 ans avant l'ère chrétienne, nos ancêtres magdaléniens alignent, autour des peintures de bisons et de chevaux, des carrés et des triangles. Encore aujourd'hui, les aborigènes d'Australie fabriquent des bâtons à encoches : les plus anciens aides-mémoire. Malheureusement, quand le messager qui a la clef de la missive disparaît, le texte n'a plus de sens.
Mais s'agit-il vraiment déjà de mots écrits ? Pour l'égyptologue Pascal Vernus, " l'écriture est un code qui fixe visuellement les énoncés du langage. Elle est née, de 3000 à 4000 ans avant Jésus-Christ, à Sumer, dans la grande plaine qui va des monts Taurus au golfe Persique. Il y en a eu d'autres, inventées plus tard, en Egypte, en Chine, en Amérique Centrale, puis en Crête. Sans qu'on sache pourquoi certains peuples ont écrit alors que leurs voisins se contentaient de la tradition orale. "
Dans les fouilles du Moyen-Orient, les archéologues ont trouvé des boules de terre séchée avec - à l'intérieur - des billes et des bâtonnets gravés de traits et de points. Assurément des messages. Comme si, dès le milieu du néolithique, vers le Ive millénaire, on envoyait des paquets-poste d'argile, marqués de signes qui indiquaient le contenu. Peu à peu, l'enveloppe devient inutile. On se contente d'un pain d'argile gravé. C'est là le génie de Sumer : de la terre, de l'eau et un roseau taillé. Les premières tablettes commencent alors à circuler, avec, dans un premier temps, des images, puis des idéogrammes. Comme ceux-ci ne suffisent pas à tout raconter, les dessins se transforment en graphismes abstraits, qui représentent non plus des objets, mais des sons.

Ainsi parlaient les 1ers hommes, L'Express 2093, 1991-08, Pascal Vernus.jpg
Pascal Vernus

Les épigraphistes ne s'accordent pas tous sur l'utilisation des premiers textes. Servaient-ils aux comptables chargés de garder la trace de la superficie des champs et le nombre de bêtes des troupeaux? Ou bien l'écrit prolongeait-il la prière ou le chant, évoquant les seules choses importantes : la vie, l'amour, la mort ? Pour Louis Godart, un Belge qui enseigne l'épigraphie à Naples, l'écriture a d'abord été un instrument de domination. Dans un livre qu'il a publié aux éditions Errance, " Le Pouvoir de l'écrit ", Godart raconte comment les énarques de la Crête archaïque, ainsi que ceux du Proche-Orient et de l'Egypte pharaonique, connaissaient grâce à leurs relevés la quantité de blé dans les silos, d'huile dans les jarres, de têtes de bétail dans les pâturages. En écrivant, ils contrôlaient et pouvaient, ensuite, imposer leur loi.
Faux, affirme Jean-Marie Durand, professeur à 1'Ecole pratique des hautes études et directeur de recherche au CNRS. " Ce sont les prêtres qui ont écrit les premiers, pour rappeler aux dieux leurs promesses. " Cet éminent spécialiste dirige la traduction de 32.000 tablettes trouvées à Mari aujourd'hui, Teil Hariri en Syrie. Là, aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère, une cité-état a prospéré. Le Français André Parrot y a découvert, dans les années 50, une bibliothèque de tablettes de terre. On peut y trouver des hymnes, des fables, des poésies, des légendes, que la tradition orale transmettait de génération en génération. " Pour les Sumériens, explique Jean-Marie Durand, il y a un rapport direct entre la divinité et celui qui porte son nom. Le scribe, qui sait tracer ce nom sur la pierre, devient l'acteur principal de la cité. Car invoquer les puissances célestes paraissait alors plus formidable que de compter les moutons sur la montagne."
C'est aussi l'avis de Pascal Vernus. En Egypte, l'écrit naît bien avant le royaume du pharaon Narmer, vers l'an 3200 avant l'ère chrétienne. Il s'inscrit sur des objets prestigieux, des vases, des armes. A cette époque, tracer des lettres fait partie d'une performance quasi magique. D'ailleurs, à Sumer, comme en Egypte, les signes des comptables ont peu de similitude graphique avec les écritures votives et littéraires.
Une demi-douzaine d'écritures ne sont toujours pas déchiffrées. Comme celle des Etrusques, qu'on lit signe par signe, sans en comprendre le contenu. Ou celle de Mohenjo-Daro, un royaume né il y a 4000 ans dans le sud du Pakistan. Et surtout le linéaire A, l'écriture des premiers royaumes crétois. Le disque de Phaistos, un plat décoré de signes mystérieux datant du XVIIe siècle avant Jésus Christ, découvert en Crète, fascine toujours les épigraphistes. " Mais il faut un minimum de 50.000 signes pour commencer à travailler correctement, affirme Pascal Vernus. La réponse à ces mystères est donc sous la terre, là où il reste encore des textes anciens."

Françoise Monier M


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